samedi 15 mai 2010

ONZE


Nous autres, les grands chefs cuisiniers, nous avons en commun, outre un palais sensible, un génie créatif, un sens aiguisé de l'harmonie et un dégoût profond pour l'humain, cette dernière qualité étant, je dirais, la plus utile pour diriger une brigade. Il faut les voir les marmitons, les apprentis et les aspirants. Le premier d'entre eux qui sentirait en vous un relâchement, qui verrait sur votre visage une trace de compassion, un reste d'humanité... Celui là serait le premier à en profiter pour vous éliminer. Le dégoût de l'humain est la chose la mieux partagée dans la gastronomie.
Mais s'il y a une confrérie qui dépasse en cruauté celle des grands cuisiniers, c'est celle des critiques gastronomiques. Le critique gastronomique est, avec la cirrhose, l'unique prédateur du grand cuisinier. Alors moi, depuis quelques semaines - depuis qu'on m'a retiré une étoile - j'ai décidé de réagir. Je fais ce que je fais pour le bien des miens, pour l'avenir de la grande cuisine. Parce que la cuisine est une chose trop grave, trop importante, trop vivante pour qu'on laisse son avenir entre les mains d'une telle engeance. Parce que la survie du grand cuisinier ne peut se faire qu'au prix de ce sacrifice. J'ai décidé d'oublier mon égo, de retrouver en moi un zeste d'humanité suffisant pour me dévouer à notre cause.
J'ai du remonter dans le temps, dépoussiérer de nombreux grimoires pour finalement trouver la solution miracle. Je me suis transformé en alchimiste : j'ai distillé, transmuté, combiné et j'ai donc mis au point une solution finale, à base de concentré d'épices, d'huiles et de condiments, tous parfaitement anodins, innocents, classiques même. Aucun d'entre eux n'est susceptible de laisser une trace suspecte qui pourrait révéler lors d'une autopsie l'origine criminelle du trépas mais leur combinaison est une solution meurtrière, létale, irrésistible, foudroyante. J'en ai fait une base pour une nouvelle recette que je vante régulièrement et qui ne manquera pas d'attirer les critiques. C'est mon tour d'être le prédateur de ce sommet de la chaine alimentaire. Vengeance!
"... qui nous emmène directement vers... Un flash vient de tomber, nous apprenons à l'instant que le grand chef René Ronsard est décédé cette nuit, des suites d'une allergie alimentaire semble-t-il. Les proches du grand chef parmi son équipe affichaient tous ce matin une profonde tristesse et répétaient à notre micro quel grand homme c'était et surtout comme il avait mal vécu la perte de son étoile survenue voilà quelques semaines. Le grand critique gastronomique Pierre Gaston n'a pas souhaité s'exprimer sur cette disparition. "Pas une grande perte" aurait il lâché à notre journaliste qui sollicitait un entretien avec lui. Nous rappelons que c'est lui qui..."

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Dessins
  1. Wroclaw
  2. Wroclaw
  3. Wroclaw
  4. Wroclaw

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