dimanche 19 septembre 2010

CENTDIXHUIT


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J'avais un ami, du temps du lycée ; un jeune homme assez perturbé. A mon sens, il passait trop de temps dans les livres et trop peu auprès de ses congénères — et encore, certains livres auraient pu le rapprocher de ces congénères mais les siens avaient le redoutable pouvoir de le maintenir dans un siècle enseveli sous deux guerres mondiales et quelques révolutions culturelles. Ainsi regardait-il le sol en permanence sauf quand il y croisait les pieds délicats d'une jeune fille qu'il avait rencontrée — du moins est-ce l'effet que cette paire de pieds lui faisait — dans ces mêmes ouvrages. J'imagine qu'un livre écrit il y a plus d'un siècle est définitivement un ouvrage et que mon ami les traitait comme quelques vieux grimoires d'alchimistes. Ah oui! Il fumait la pipe...
La jeune fille en question se piquait de théâtre, de danse, de musique, de littérature. D'un professeur j'avais entendu un las "si seulement son esprit pouvait être à la hauteur de son profil". Pourtant d'esprit elle ne manquait pas, et notre professeur devait plutôt regretter que son charme (à  lui) n'ait pas de prise sur son esprit (à elle). Grattant ses piqûres frénétiquement, la jeune fille au profil suivait quiconque voulait bien partager avec elle toute opportunité de "faire" ce qu'elle aimait seule dans son coin. Je trouve dément tous ces jeunes gens qui aimaient en secret, dans leurs coins, se taisant, faisant des milliards de révolutions dans leurs chambres sans que jamais le monde n'en soit bouleversé. Une troupe de jeunes musiciens, jongleurs, cracheurs de feu et autres pitreries des rues qui pullulent encore de nos jours — hélas — croisa éventuellement le chemin de la paire de jolis pieds XIXème et mon ami y vit la fin de sa romance.
Faisant, déjà, preuve d'une infinie patience — celle qui me permet, encore aujourd'hui, d'endurer les discours les plus invraisemblables narrant par le menu le contenu des journées ahurissantes de vide des vieilles dames qui font la queue aux caisses de supermarché — j'écoutai son désespoir tout en tentant de le rasséréner. Il finit par, tout seul, je le précise, se donner le courage d'affronter ces saltimbanques. Il se voyait Siegfried face au dragon, je ne pouvais l'imaginer mieux qu'en capitaine Fracasse, ce qui n'est déjà pas si mal. Il se rendit dans leur repaire un mercredi après-midi de "répétition" — j'use du guillemet avec l'ironie la plus dédaigneuse. Je ne pouvais que le suivre.
Le hangar empestait le vin renversé et les fumées de tabac et de plantes psychotropes. L'ambiance était celle d'un joyeux foutoir. Je retrouvai là quelques amis, certains que je croyais proches et qui faisaient ici, et sans moi, des bamboulas du tonnerre et plutôt que de me sentir vexé, je me joignis à la fête, atteignant rapidement l'état d'ébriété ambiant. Je perdis donc de vue mon ami, et pour cause. A ce qu'il paraît — mes souvenirs du reste de cette après-midi sont inexistants et les faits m'ont été relatés par des témoins à la mémoire moins fragile — j'aurais fait, en quelques petites heures, à la petite paire de pieds XIXè, à la jeune fille au profil et à son esprit, une telle impression qu'elle me mangea d'abord du regard puis de la bouche sous les yeux de mon ami qui vida les lieux, y laissant son chapeau et son épée — le panache, c'est moi qui l'ai perdu ce jour là. 

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Musique :
  • Nino Rota - O Venezia, Venaga, Venusia (theme from Il Casanova di Fellini de Federico Fellini)

Dessins :
  1. Nantes
  2. Nantes
  3. Angers
  4. Angers


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